Chez Simenon, l'action est molle.
Pas de coup de théâtre à la fin, pas de suspense, pas de scénario alambiqué. Pas de héros parfait non plus. Le style, les mots, les intrigues sont simples. Tout se passe dans des descriptions d'ambiances, de personnalités et de caractères. Des descriptions par petites touches, souvent répétitives, avec à chaque fois un petit plus qui complète le tableau.
Un tableau d'une autre époque. La Seine, les péniches, le charbon, les métiers oubliés, les bistrots, le comptoir en zinc, les petits verres de vin blanc et la sciure au sol, les garde-manger aux fenêtres, les domestiques, les souliers usés, les cartes de visite épinglées aux portes...
Simenon, c'est un regard acéré qui peint avec des mots une vie qui n'existe plus.
Simenon, c'est trop bien...
Georges Simenon ~ Paris ~ 1962
L’arroseuse passa, avec le crissement de son balai tournant qui remuait l'eau sur l'asphalte, et c'était comme si on avait peint en sombre la moitié de la chaussée. Un gros chien jaune était monté sur une toute petite chienne blanche qui restait immobile.
Le vieux monsieur portait un veston clair, presque blanc, comme les coloniaux, et avait un chapeau de paille sur la tête.
Les choses prenaient leur place, comme une apothéose. Les tours de Notre Dame, dans le ciel, s'entouraient d'une auréole de chaleur et, là-haut, des moineaux, figurants presque invisibles de la rue, se casaient près des gargouilles. Un train de péniches, avec un remorqueur au triangle blanc et rouge, avait traversé tout Paris et le remorqueur baissait sa cheminée pour saluer ou pour passer sous le pont Saint Louis.
Le soleil se répandait, gras et luxuriant, fluide et doré comme une huile, mettant des reflets sur la Seine, sur le pavé mouillé par l'arroseuse, à une lucarne et sur un toit d'ardoises, dans l'île Saint Louis ; une vie sourde, juteuse, émanait de la matière, les ombres étaient violettes comme sur les toiles impressionnistes, les taxis plus rouges sur le pont blanc, et les autobus plus verts.
Une brise légère communiqua un frémissement au feuillage d'un marronnier et ce fut, tout le long des quais, un frisson qui gagnait de proche en proche, voluptueux, une haleine rafraîchissante qui soulevait les gravures épinglées aux boites des bouquinistes.
Des gens étaient venus de très loin, des quatre coins du monde, pour vivre cette minute là. Des cars s'alignaient sur le parvis de Notre Dame et un petit homme agité parlait dans un mégaphone.
Plus près du vieux monsieur, de la grosse marchande de livres vêtue de noir, un étudiant américain regardait l'univers à travers le viseur de son Leica.
Paris était immense et calme, presque silencieux, avec des gerbes de lumière, des pans d'ombre aux bons endroits, des bruits qui pénétraient le silence au moment opportun.
Le vieux Monsieur à la veste claire avait ouvert un carton rempli d'images et, pour les regarder, appuyé le carton sur le parapet de pierre.
L'étudiant américain portait une chemise à carreaux rouges et n'avait pas de veston.
La marchande, assise sur un pliant, remuait les lèvres, sans regarder son client, à qui elle parlait comme une eau coule. Cela faisait sans doute partie de la partition. Elle tricotait. De la laine rouge glissait entre ses doigts.
La chienne blanche courbait l'échine sous le poids du gros mâle qui sortait une langue mouillée.
Et alors, quand tout fut en place, quand la perfection de ce matin là atteignit un degré presque effrayant, le vieux monsieur mourut, sans rien dire, sans une plainte, sans une contorsion, en regardant ses images, en écoutant la voix de la marchande qui coulait toujours, le pépiement des moineaux, les klaxons dispersés des taxis.
Georges Simenon - L'enterrement de Monsieur Bouvet - 1950
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